Interview à l’occasion de sa nouvelle œuvre «Coliseum» pour saxophone, flûte, piano, percussion et dispositif électroacoustique, Pierre Jodlowski nous parle de sa démarche de compositeur dans un entretien avec Marie-Bernadette Charrier.
À la sortie de tes études, comment as-tu ressenti le milieu musical de cette fin du XXème siècle ?
Il m’a semblé qu’il y avait une sorte de paradoxe entre l’immense liberté qui peut caractériser la création musicale, qui par essence n’a pas de limite, et les modes de représentation de celle-ci qui, la plupart du temps, sont encore extrêmement convenus et non émancipés des protocoles traditionnels. Alors que dans le théâtre, la danse on assiste à une explosion salvatrice des formes et à une libération par rapport aux conventions, la musique reste encore un domaine très marqué par les protocoles et qui n’arrive pas vraiment à faire un pas définitif vers la modernité (la musique contemporaine est toujours qualifiée d’élitiste et d’un art trop « compliqué » mais c’est peut-être aussi car elle n’est pas montrée dans des cadres ou contextes qui portent justement cette modernité).
Aujourd’hui ton travail se développe dans de nombreux domaines : musique, image, programmation interactive… peux-tu nous expliquer ce que chaque domaine apporte et permet comme richesse dans l’évolution de l’art musical ?
Le point de départ consistait justement pour moi à retrouver avec le travail sur l’image, les outils électroniques et la scénographie, une prise en compte essentielle du rapport à la scène. La « fragilité » qu’apportent ces outils sur le plateau doit être à l’origine d’une curiosité des interprètes qui doivent à nouveau « apprendre » à jouer avec d’autres environnements. Le geste instrumental n’en est pour moi que plus fort ! Par ailleurs, je suis né avec le développement de l’informatique personnelle et, très vite, les outils multimédias se sont inscrits dans notre monde à une vitesse incroyable. J’ai tout simplement besoin de ces outils dans ma création car ils font totalement partie de mon imaginaire. Quand je commence un projet je démarre rarement avec les paramètres musicaux mais plutôt avec des textes, des croquis, des images que j’assemble peu à peu avec des vecteurs d’énergie et une préoccupation sur la forme beaucoup inspirée par le cinéma. Finalement, ma musique cherche souvent à «raconter» quelque chose et il faut pour cela décontextualiser le musicien de sa seule partition.
Tu parles souvent de l’intérêt que tu portes au mot «Geste» qui n’est pas simplement un paramètre musical mais qui symbolise l’essence même de la musique…
Avant qu’il n’y ait un son, une figure ou une phrase musicale il y a toujours ce moment magique qui préfigure l’acte musical : le geste initial. Sans cette respiration, sans cette prise d’archet, sans ces yeux qui se ferment avant de commencer à jouer, il n’y a pas pour moi de musique. Je me rappelle avoir attaché beaucoup d’importance à une époque à ces moments de commencement d’une œuvre, à ce silence initial où le geste premier va naître. La musique n’est qu’une architecture de gestes, synchrones ou asynchrones, qui portent ce que le compositeur essaie de fabriquer : l’énergie et la conduite du temps. Quand j’écris le rythme, je le joue systématiquement, comme je peux, en frappant sur ma table de travail comme pour valider l’engagement du corps dans sa possible pertinence gestuelle.
En parallèle à ton travail de composition, tu te produis également pour des performances en solo ou avec d’autres artistes. Cette pratique a-t-elle modifié ta manière de composer ?
Le fait de jouer moi-même, particulièrement en solo, m’enrichit beaucoup, notamment autour de la question de la virtuosité. Souvent, la musique d’aujourd’hui pose des défis incroyables aux musiciens, avec parfois un résultat qui n’est pas à la hauteur de la perception. L’écriture qui touche à la notion de virtuosité, à la vitesse, à la tension n’est pas qu’un exercice de l’esprit (du moins en ce qui me concerne !) ; le fait de jouer sur scène me permet de confronter une expérience mentale (celle de la composition) à une pratique vivante et fragile (celle de l’interprétation).
Au regard de ton œuvre, nous pouvons remarquer qu’un dispositif électroacoustique ou une vidéo est très souvent intégré à la formation instrumentale. Comment conçois-tu la composition pour ce type de formation mixte ?
En ce qui me concerne, l’intégration de sons électroniques ou d’un dispositif vidéo aux côtés du dispositif instrumental s’inscrit là aussi pour moi de manière assez naturelle. D’ailleurs, j’ai composé très peu d’œuvres strictement instrumentales et mon espace musical « mental » est habité de sons électriques, d’énergies, de voix-off et de sons référentiels qui parlent de notre monde. Je crois finalement que j’écris une musique assez engagée au sens où elle repose souvent sur des images qui veulent questionner notre société. Le recours aux sons électroniques ou aux images devient alors une nécessité qui sert un propos. En outre, j’aime le son instrumental électrifié. Je trouve qu’il y a là un monde incroyable à explorer, en situation de concert.
Tu fais partie des compositeurs qui intègrent le saxophone à leurs préoccupations compositionnelles. Quelle relation entretiens-tu avec les saxophonistes et le saxophone ?
En fait, dans le cadre de mes études, j’ai pratiqué le saxophone (alto) pendant quelques années ; curieux de découvrir le répertoire et le « monde » du saxophone j’avais beaucoup regardé de partitions contemporaines et découvert le jazz, notamment John Coltrane (qui produit, à la fin de sa vie, une musique époustouflante de liberté). J’aime la puissance de cet instrument et sa capacité à entrer facilement en collision avec la percussion (qui fait toujours partie de ma musique). J’avais travaillé avec Claude Delangle pour le prix du CNSM de Paris et composé, à cette occasion, la pièce Mixtion qui fait partie maintenant du répertoire. Il y a deux ans, j’ai composé un duo pour saxophone, percussion et sons électroniques (Collapsed) qui a constitué une sorte de matrice originelle pour la pièce Coliseum…
Coliseum, écrite pour Proxima Centauri (flûte, saxophone, piano, percussion et dispositif électroacoustique) (commande de l’État), vient d’être créée le 28 novembre 08 lors des INOUÏES au festival Novart-Bordeaux. Peux-tu nous parler plus intimement de cette œuvre ?
Comme son nom l’indique, cette musique veut nous placer dans un espace référentiel, celui du Colisée à Rome (ou plus généralement, dans une arène). Le point de départ de cette musique provient d’une « impression », lors d’un séjour à Nîmes pendant lequel je suis allé dans les arènes ; il s’avère que ce jour-là j’y étais quasiment seul : une lumière froide et intense, du vent, je m’assieds dans les gradins et laisse mon imaginaire percevoir ce qui a pu potentiellement se passer ici. Et, très loin d’un héroïsme plein de gloire, nous avons à faire ici avec la poussière, le sang, l’excès et la démesure de la violence. Cette sensation, ces images mentales m’ont longuement suivi et lorsque je commençais le projet pour Proxima Centauri, j’ai voulu placer certaines de ces impressions dans l’énergie musicale. D’où une écriture virtuose de la partie de saxophone (ou plutôt que virtuose, toujours intense), une dimension énergétique et articulatoire des sons électroniques, enfin, des zones très épurées (comme au centre de la pièce où la musique se réduit à deux notes égrenées lentement au piano), comme pour dire la rugosité de ces espaces antiques…
Quels sont tes projets artistiques pour les années à venir ?
Je viens d’achever un projet de longue haleine autour du dernier roman de Georges Perec, 53 Jours dans le cadre d’une commande d’opéra radiophonique ; c’était un travail très stimulant avec des prises de sons d’orchestre, de musiciens solistes et de comédiens dont Michael Lonsdale. À présent, je suis en train de développer 2 projets d’ici juin 09 : une installation sonore pour la fondation SIEMENS qui repose sur l’évocation de souvenirs sonores et un projet de création sonore et de traitement vocal pour une pièce théâtrale et chorégraphique présentée au festival d’Avignon cet été. À partir de septembre, je me lance dans une pièce multimédia d’envergure autour de la question de la disparition du savoir dans notre société contemporaine. Dans ce travail, je compte développer une pratique compositionnelle vraiment en proximité avec les musiciens (violon, percussion, clarinette), notamment en intégrant des séances d’improvisation. J’ai également en cours plusieurs projets de pièces solistes, et à l’horizon 2010 une commande de l’Opéra de Toulouse pour une œuvre vocale.