JOUR 54 - un espace sensible - un espace sémantique

L'espace "sensible" de la dramaturgie musicale.
Sous la direction de Héloïse Demoz, Giordano Ferrariet Alejandro Reyna
Septembre 2018
ISBN : 978-2-343-15164-9 / EAN : 9782343151649
Au cours du XIXe siècle les compositeurs d'opéra prennent conscience que le théâtre peut être pensé en tant qu'espace expressif susceptible de s'intégrer à l'écriture musicale afin de véhiculer du sens. Au XXe siècle, cette idée se développe aussi à l'aide de croisements avec les expériences des avant-gardes théâtrales, et contribue à transformer la conception même de la scène du théâtre musical (qui devient aussi multimédia). L'idée d'espace « sensible » ouvre ainsi une perspective originale pour aborder l'étude des processus qui porte vers les formes de théâtre musical d'aujourd'hui.

Pierre Jodlowski : JOUR 54 - un espace sensible - un espace sémantique

L'opéra radiophonique Jour 54 constitue un univers matriciel et complexe basé sur le dernier roman inachevé de Georges Perec. La particularité de ce roman vient du fait que seulement une partie est rédigée, l'autre étant constitué de carnets et de notes que l'auteur a laissés à sa mort et qui ont été publiées. Le livret de l'opéra s'appuie essentiellement sur ces carnets et ne repose donc pas sur une conduite linéaire ou narrative mais bel et bien sur un agencement, une recomposition de fragments. L'unité de la pièce repose finalement plus sur une investigation des processus d'écriture et de leurs enjeux que sur une trame issue du texte ; car, en effet, les notes laissées par Perec sont avant tout un témoignage de sa méthode d'écriture voire de son univers le plus intime où se mêlent le recours à des contraintes et principes tout autant que l'histoire familiale et ici, en particulier, les échos à la guerre (Perec perd ses parents lors du second conflit mondial, sa mère ayant été déportée au camp de concentration d'Auchwitz).

Le traitement musical et sonore se construit donc autour de cette investigation, les mots devenant des matrices rythmiques, des références sensibles autour desquelles l'univers sonore s’assemble. Aussi, on peut bien sûr ici parler d'un espace sonore "sensible" voire même d'un espace sonore "sémantique" en ce qu'il définit des champ émotionnels et référentiels permettant d'articuler la matière au texte.

L'un des axes de référence est constitué par la mémoire de la guerre. L'intrigue du roman se déroule dans une ville imaginaire placée sous l'état d'urgence. La métaphore de la guerre est très vite pesante dans les première pages de la partie rédigée du roman. Dans les carnets, on décèle comment Perec crée des liens entre sa propre histoire (ainsi que des faits historiques réels) et le cadre narratif, usant de différentes méthodes de cryptage, d'échos cachés, d'indices comme si il était d'une part impossible d'échapper à son propre passé et comme si cette guerre sous-jacente constituait une menace plus générale. Dans l'opéra radiophonique on va donc trouver de nombreux éléments sonores qui constituent une transcription de cet élément. À la fin de la deuxième partie par exemple, on peut entendre un son de "morse" qui exprime la notion de codage, en même temps qu'il crée un hors-champ, une sorte de cadre visuel. Ce son, comme les références chez Perec, possède en outre un double usage : si il est à même de générer un espace sensible il n'en comporte pas moins sa propre structure, en particulier rythmique qui, dans le fait qu'elle est répétée (par des processus de boucles) finit par perdre son caractère référentiel.

Cette stratégie se retrouve mise en œuvre assez souvent dans le projet où certains sons peuvent être perçus de prime abord comme simplement "évocateurs" puis, par le jeu du mixage et la superposition d'autres couches (texte et musique) deviennent finalement plus abstrait retrouvant une fonction purement musicale. Dans le passage intitulé "La disparition", alors que le texte est devenu très étrange (une simple liste de choses apparemment sans lien - même si elles en ont de nombreux -), la musique se stabilisé autour de deux éléments : une trame de synthèse, rythmique et mélodique et, plus ponctuellement des sons de type "fusées" qui assez violemment, coupent le discours. Ces sons, encore une fois ne sont pas unilatéraux dans leur perception ; certes ils expriment de manière assez triviale le passage dangereux d'un missile mais ils ne sont pas non plus hyper-réalistes. Il s'agit de sons de synthèse également et leur nature intrinsèque permet d'émettre un doute : s'agit-il vraiment de missiles ? Et si oui, ces missiles ne seraient-ils pas plutôt des engins du futur que des bombes de la seconde guerre mondiale ? Finalement, on finit par s'habituer dans ce passage à la récurrence de ces sons qui constituent au final une ponctuation du texte, une manière de le dynamiser. Ces sons, encore une fois, ont perdu progressivement leur puissance évocatrice au profit d'une fonction musicale créant ainsi pour l'auditeur un processus de perception dynamique, qui se renouvelle.

Un autre champ d'investigation au niveau de l'espace concerne le traitement des voix enregistrées. On peut distinguer ici trois types de qualités d'espaces pour les voix : un espace neutre (enregistrement de la voix restituée sans traitement avec simplement un rapport de proximité propre à la prise de parole radiophonique), un espace utilisant le filtrage et différents traitements, un espace basé sur l'enregistrement en 5+1 restituant le sujet mais également son espace.

Dans le cas du filtrage et de traitements additionnels, l'une des idées consiste ici en une mise en abîme de la référence radiophonique. Ce projet ayant été destiné à une diffusion pour la radio, le fait d'amplifier le caractère "historiquement radiophonique" par l'usage de filtres engendre une perception d'un espace dans l'espace. Ces voix nous renvoient à une époque de la radiophonie, au passé encore une fois, celui possible des communications radio pendant la guerre. Mais, en outre, ces voix filtrées créent également une amplification du phénomène radiophonique, se projetant dans une autre réalité temporelle de leur propre espace. Le confinement de fréquences opéré par le filtrage de ce type restreint également l'espace physique, le confine dans une zone minimale. Dans une des parties de l’opéra, la voix est tellement filtrée qu'elle se désincarne et nous laisse face à des vestiges d'un espace radiophonique lointain et perdu…

Enfin, le recours à des enregistrement en 5+1 de certaines séquences vocales définit également un riche travail de confrontation d'espaces. Grâce à ce type de prise de son, l'auditeur peut se retrouver directement immergé dans l'espace où la voix prend sa source. On rejoint ici une dynamique théâtrale propre à l'écriture du son multicanal qui ne sert pas seulement à produire par exemple des trajectoires spatiales dynamiques, mais, comme ici, à restituer un cadre physique qui peut se substituer au visuel. Une illustration de cette technique peut s'entendre dans le premier intermède où la voix du comédien Michael Lonsdale est captée ainsi. Quand cette voix apparaît, le surgissement de la réalité spatiale crée un très fort contraste avec la séquence précédente (où la voix est enregistrée en proximité et très compressée). Subitement, une porte s'ouvre sur un lieu, qui pourrait être celui de la chambre de Perec où ses carnets ont été retrouvés. Cette immersion crée une tension forte dans la continuité de l'œuvre ; on peut même parler ici d'un enchaînement d'espaces différents qui sont à l'origine de la tension dramatique du projet.

Enfin, le travail sur la notion d'espace sensible s'opère dans l'écriture musicale et la superposition de couches de matières très hétérogènes qui s'articulent dans un travail très précis de mixage. En particulier, le travail sur les matériaux d'orchestre (également enregistrés en 5+1) s'opère sous un angle d'écriture qui vise précisément des notions comme le relief, la distance (émotionnelle où physique), la réduction ou l'ouverture (au niveau métaphorique comme concret). À très peu d'occasion les séquences d'orchestre sont révélées seules et sur de longues durées. Au contraire, est ici beaucoup pratiquée la technique de l'insert. Cohabitant avec les autres matériaux du point de vue rythmique ou harmonique ces éléments d'orchestre sont conçus comme des apparitions qui ouvrent ou modifient la densité globale du mixage, en changent sa profondeur spatiale. En outre, l'écriture orchestrale ne se concentre pas autour de textures ou matières élaborées. La suite d'orchestre composée pour le projet reste de nature assez classique et "sonne" pour ce qu'elle est. On bascule évidemment ici dans le champ référentiel également et cet orchestre qui tente ici et là de s'imposer finit au contraire par se fondre complètement dans le discours musical dans un mixage de matériaux très improbable autrement que dans une situation, comme celle-ci, totalement radiophonique. Dans cette fiction qui n'en est pas une (on se rend compte très rapidement que les textes nous amènent très vite ailleurs que dans une histoire), les matières instrumentales perdent leur fonctions progressivement pour ne plus qu'évoquer leur réalité spatiale et les cadres historiques qui les définissent.

Au final, la musique composée ici sur ces lambeaux de textes, sur ces esquisses, ces notes, ces listes et ces accumulations de nombres, n'est autre qu'une juxtaposition permanente d'espaces, de lieux sonores qu'habitent des fantômes, que peuplent des voix anciennes où la question du sens se dilue peu à peu. On ne peut ici que s'accrocher à quelques cadres qui subsistent encore, parfois avec humour, conscient des drames qui se jouent à l'extérieur - dehors, hier et aujourd'hui - autant qu'à l'intérieur de l'écrivain : l'intérieur chamboulé en permanence de l'artiste.

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Publié dans "L'espace sensible de la dramaturgie musicale - Éditions l'Harmattan - 2018