L'étincelle #5 - journal de l'IRCAM

En 1978, Georges Pérec publie La Vie : Mode d’Emploi. Plus de trente ans plus tard, Pierre Jodlowski lui rend un hommage à peine détourné avec Passage. Au lieu d’une compilation d’histoires potentielles, réelles ou fictionnelles, Jodlowski explore la mémoire d’un immeuble comme lieu organique en collectant les souvenirs sonores de ceux qui y travaillent.


Passage est une commande du Siemens Arts Program : quel était le cahier des charges ?

Il n’y avait qu’une seule et unique contrainte : intégrer à la démarche un travail avec les employés de l’entreprise. Sinon, j’avais une totale liberté. Je n’ai toutefois pas voulu d’une approche strictement concrète, comme cela a déjà été fait avec des bruits de bureau : même sublimés, en huit pistes, associés les uns aux autres pour construire de beaux rythmes et de beaux sons, ça n’aurait pas été autre chose que le quotidien sonore que ces gens-là connaissent déjà. J’ai préféré une approche sociologique : plus de 2000 personnes travaillent dans l’immeuble Siemens de Saint-Denis auquel est destinée l’installation, du PDG à la secrétaire, en passant par les comptables, gestionnaires, ingénieurs. J’ai décidé d’investiguer leur intimité au travers de leurs souvenirs.


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C’est donc un retour à un thème récurrent, qui habite tout votre travail : la mémoire…


La musique n’est pas pour moi un art abstrait : elle véhicule des choses. Je m’en sers comme d’une puissance catalytique, de catharsis, pour évacuer mes angoisses face à la marche du monde. Confronté quotidiennement, au travers de ma pratique artistique, aux questions de la mort et au sens de l’existence, je constate que la mémoire est un garde fou fondamental de la conscience collective — un garde fou fragile, hélas, et menacé d’extinction. La mémoire est donc une préoccupation tout à la fois philosophique, sociale et politique.


En quoi la musique est-elle lieu de mémoire ?


Ce n’est que ça : c’est l’art du temps. Les sons eux-mêmes portent en eux un véritable potentiel de mémoire — de même que les lieux ou les objets. Ils participent directement à la construction de notre rapport au monde. Ainsi, certaines images sonores, que je qualifierais de cinématographiques, sont capables d’activer un processus de mémoire chez l’auditeur. Un ami m’a un jour offert une machine à écrire. En la manipulant, je me suis interrogé sur son bruit : que représente-t-il aujourd’hui pour un enfant de cinq ans ? Rien. Alors que, pour nous, adultes qui l’avons entendu partout, il est encore très évocateur.

Les souvenirs collectés sont-ils de cet ordre-là ?

Pour certains, oui. Mais ils sont extrêmement variés. On a d’un côté les souvenirs à caractère universel, généralement des phénomènes naturels : la mer, des pas dans la neige, le vent dans une cheminée, etc. Avec des descriptions parfois développées (« le son des cigales en été qui me rappellent la chaleur et le bien-être »).


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Des clichés, finalement ?

Je préfère le terme d’icônes sonores — ce sont certes des images banales, mais qui restent très structurantes pour une personne.
À côté de ça, on a des souvenirs plus personnels : « le tic tac du réveille-matin de ma grand-mère » avec, précisé entre parenthèses, « qui se remonte ». Dans la mesure du possible, j’ai voulu jouer la spontanéité : les souvenirs les plus fréquents, chez les femmes, sont les bruits de leurs enfants à la maternité, chez les hommes, les bruits d’été, en rapport avec la détente. Naturellement, l’eau est un thème récurrent : notre ouïe se développe assez tôt durant la grossesse et les premiers sons qu’on entend sont à caractère aquatique.
Enfin, il y a des souvenirs extrêmement personnels et complexes. Certains sont construits comme un plan séquence : « Une fête entre amis. Une péniche sur la Seine. Dominique prend son cor et joue. Une péniche passe à côté et le conducteur de la péniche fait sonner sa trompe : la rencontre du son du cor et de la péniche. »

Comment s’est déroulée la collecte des souvenirs ?


Anonymement et sur la base du volontariat : c’était un don de leur part, un échange entre nous. Ils me confiaient leurs souvenirs, je me les appropriais en tant que compositeur et les leur restituais à travers un dispositif interactif, cumulé avec celui d’autres personnes, qu’ils croisent sans doute tous les jours sans jamais leur parler. Tout s’est passé par écrit — se confier par écrit est plus facile, et la graphie dit beaucoup.
Après la collecte vient la composition.
Il faut distinguer deux étapes principales. La première est littérale : coller à la réalité des individus, à la description de leurs souvenirs. Ça commence par la récolte et l’agencement de sons, avec parfois des choses improbables (le crapaud buffle de Guyane, par exemple) et des partis pris dus à mon imaginaire. Dans quelques cas isolés, j’ai eu besoin d’aller plus loin et je me suis engagé avec les personnes dans une forme d’analyse du souvenir, pour en préciser certains aspects. L’occasion de découvrir les particularismes de chaque son, leur potentiel à activer les images mentales. La seconde étape est de « fictionnaliser » le souvenir, en essayant de préserver sa nature, propre à la personne qui me l’a donné, quitte à rajouter des sons abstraits, pour donner tension ou atmosphère à la scène.
Ensuite, il y a la réalisation du tunnel en lui-même — 10 mètres de long sur 1,60 mètres de large, avec des capteurs de mouvement tous les 50 centimètres, des parois translucides derrières lesquelles se trouvent huit haut-parleurs indirects — ainsi que la conception du moteur, système de programmation qui permet d’animer les échantillons sonores, de les transformer au gré des déplacements de l’utilisateur dans le tunnel.


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Quels sont les effets du moteur ? Que se passe-t-il concrètement quand on traverse dans le tunnel ?

Il y a deux manières d’en faire l’expérience : soit on entre dans le tunnel et on passe tout simplement de l’autre côté — en emportant avec soi un souvenir activé au hasard — ; soit on y passe plus de temps, et on entre alors dans un mode de lecture introspectif. On peut s’approprier le souvenir, le tunnel devenant un lieu d’apprentissage et de mutation du matériau. Grâce à des techniques de synthèse granulaire, on peut, en s’arrêtant, figer le souvenir sur lui-même, ou en contrôler le débit et le sens de lecture en fonction de nos déplacements et de notre comportement : on devient « tête de lecture » du souvenir — un dispositif lumineux, qui dépend de l’amplitude du signal sonore, amplifiant ses perceptions.
Quand les mouvements sont désordonnés, le souvenir est distordu, souillé, jusqu’à « éjection » : si on s’agite trop, si on manque de respect au souvenir, le son devient violent, saturé à l’extrême, la lumière éblouissante, et le tunnel finit par « tuer le souvenir » (plus de son, plus de lumière).

Que se passe-t-il si plusieurs personnes entrent dans le tunnel en même temps ?

Chaque entrée active un souvenir différent — mais nous nous sommes arrêtés à deux pour des raisons d’intelligibilité. Les deux souvenirs vont se mêler l’un à l’autre. Ça peut être déroutant, surtout quand la seconde personne double la première et… lui vole son souvenir !


Siemens est une multinationale : en quoi la problématique du monde de l’entreprise se reflète-t-elle dans Passage ?

Je suis d’un naturel méfiant vis-à-vis des multinationales et de l’architecture sociale modelée par le capitalisme et j’y réponds de deux manières dans Passage. D’abord, je mets tous les salariés de Siemens au même niveau, du haut en bas de l’échelle, en traitant leurs souvenirs de la même façon. Je compte ensuite beaucoup sur les échanges a posteriori en espérant que le dispositif devienne un sujet de conversation, qu’il suscite le dialogue— sur son contenu comme sur sa légitimité en tant qu’œuvre d’art ou sa pertinence en temps de crise.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas pour le Magazine l'étincelle de l'IRCAM

interview à propos de "Passage" par Jérémie Szpirglas - publié dans L'Étincelle #5, journal de l'IRCAM juin 2009