Le Monde - 9 juin 2022

Pierre Jodlowski, de colères et de couleurs
Le compositeur conçoit ses spectacles, comme « Alan T. », inspiré de la vie d’Alan Turing, en réaction à un monde qu’il juge brutal.


Au vu de créations qui relèvent d'une pluridisciplinarité foisonnante, on pourrait se demander si Pierre Jodlowski (51 ans) n'est pas à classer parmi les artistes polyvalents aussi à l'aise avec la vidéo et les lumières qu’avec les sons. La réponse est donnée sans ambiguïté. «Je suis un musicien, pas un metteur en scène ni un cinéaste, et j’utilise le vecteur musical pour m’exprimer ». Tout figure donc dans la partition : «Les éléments gestuels, l’électronique, les images, les lumières, tout ce qui peut être modélisé. » Les sons occupent une place prépondérante dans le travail du compositeur, mais ils n'y apparaissent pas de prime abord. « Je ne peux pas commencer une pièce si je ne visualise pas ce qui va se passer sur scène, alors je fais beaucoup de dessins : des scénographies, des trajectoires…».

Selon Pierre Jodlowski. « la partition n'est pas la musique » et ne saurait faire l'objet d'un « partage avec le public », sa motivation première. La scène, en revanche, est pour lui essentielle, parce qu'elle représente un espace de liberté, « un endroit où la censure, ne saurait être exercée, du moins en Occident». Le musicien la perçoit comme un mode de communication très pur, qui constitue un « privilège absolu dans une société ultra-technologique, où nos modes de relation sont sans cesse digitalisés, écourtés, canalisés, observés et parfois même détournés par les systèmes que nous utilisons ».

La dénonciation de cette dérive sociale apparait dans Post Human Computation (2014), pour guitare électrique et vidéo, magnifique réquisitoire dans lequel le jeu galvanisant du soliste est contrecarré par des images d'une douceur recherchée (deux musiciennes vietnamiennes que le compositeur a filmées sans instrument) et d'une docilité imposée (défilés de femmes en Asie, récupérés sur Internet).


Post Human Computation - extrait de la vidéo - 2014


Au terme de ce happening engagé, entre autres contre l'esclavagisme sexuel, une guitare-jouet en plastique occupe, seule, l'écran « Pour démystifier la figure du ”guitar hero" », explique Pierre Jodlowski qui, en entrant dans son moteur de recherche les mots « guitar hero » et « Japon », est tombé sur des centaines de vidéos dans lesquelles de jeunes femmes en tenue d'écolière exécutaient à la guitare électrique du rock importé des Etats-Unis. Ce détournement culturel l'a poussé à brandir l'instrument-gadget comme pour dire : « Arrêtez d'entretenir ces illusions qui fabriquent des monstres ».

Monde « Posthumain »

Huit ans plus tard, comment l'artiste parvient-il à vivre dans le monde « posthumain » contre lequel il s'est insurgé? « Assez mal... mais j'ai toujours conscience de me soigner avec les œuvres que je produis. Ce qui me bouleverse ou me met en colère dans ce monde brutal et injuste, j’en fais le moteur de mes créations. » A la différence de ses professeurs, notamment Philippe Manoury (né en 1952), qui lui a appris à toujours considérer l’œuvre comme un terrain d'expérimentation, Pierre Jodlowski ne se voit pas parler de sa musique « en termes strictement musicaux ». Comme Georges Aperghis (né en 1945), et deux autres compositeurs dont II se sent proche, l'Italien Fausto Romitelli (1963-2004), pour l'expressivité exacerbée, et le Grec Jani Christou (1926-1970), « qui a réintégré dans le théâtre une dimension archaïque également revendiquée par un Antonin Artaud ».

Formé au conservatoire de Toulouse, sa ville natale, avant d'intégrer celui de Lyon. Pierre Jodlowski se perfectionne en 1997 dans la pratique des nouvelles technologies à l'Ircam (à travers une pièce, Dialog/No Dialog toujours au répertoire des flûtistes). Il vit depuis plus de dix ans en Pologne, où il dirige un festival (Musica Polonica Nova, à Wroclaw) tout en poursuivant ses activités au sein du collectif éOle, qu'il a fondé en 1998, actuellement en résidence à Blagnac (Haute-Garonne), et en sillonnant l'Europe comme « opérateur au sein de l'environnement audiovisuel » de ses œuvres.

Féru d'improvisation

Éviter de se situer trop clairement dans un univers géographique ou esthétique parait Indispensable au musicien féru d'improvisation depuis l’adolescence (sous le couvert de rock ou de jazz investis au piano, au saxophone ou à ta basse électrique). Une inclination qu'il partage avec Benjamin de la Fuente, l’aîné de deux ans qu'il a invité en février à se frotter aux jeunes compositeurs du cursus de l'Ircam dont il a la responsabilité. « Etre compositeur, c’est aussi être un musicien, un improvisateur, former un groupe, s'intéresser à la communauté », clame haut et fort Pierre Jodlowski, qui adore regarder un violoniste jouer (De la Fuente ou un autre) « pour la connexion très puissante qui s’instaure entre l'énergie physique et le résultat sonore », mais déteste voir des musiciens électroniques sur scène, derrière un ordinateur, « appuyer sur un bouton pour déclencher des choses complètement atomiques ».

Pour lui, la machine est un compagnon que l'on peut emmener très loin mais qui ne saurait décider de l'Issue du voyage. La question pourra être débattue à l'occasion de la rencontre « Fictions-Science » que l'Ircam consacrera le 9 juin à Alan Turing, le mathématicien anglais qui, pendant la seconde Guerre mondiale, a joué un rôle décisif dans la cryptanalyse de la machine allemande Enigma et qui, par la suite, a posé les bases de l'informatique.

Pierre Jodlowski s'est penché sur le sort réservé au savant britannique après avoir lu dans Le Monde en 2013 que la Couronne d'Angleterre avait accordé son pardon au citoyen « coupable » d'homosexualité « Cette nouvelle m'a mie en colère! Il aura fallu attendre soixante-dix ans pour qu'on lai reconnaisse le statut de héros national... Alan Turing m'est alors apparu nomme la victime d'une tragédie sociale, tant du point de vue de l'homophobie que de celui de la guerre froide, puisqu’on la suspecté d'espionnage. »

Monté à Paris dans le cadre de Manifeste pour la quatrième fois depuis sa creation en 2021 lors du festival Automne de Varsovie, Alan T. marque une nouvelle étape dans le travail de Pierre Jodlowski à travers la collaboration avec une dramaturge, Martina Stütz, qui a été déterminante dans la réalisation du projet, agissant « un peu comme un miroir » pour canaliser les envies du compositeur, en relation avec le livret écrit en allemand par Frank Witzel.

Alan T. - photo du spectacle


Quant à l'intelligence artificielle dont Alan Turing serait le père, elle a moins intéressé le compositeur que le « fantasme » développé autour de cette notion. «Il existe depuis longtemps, c'est Frankenstein, 2001 l'Odyssée de l'espace, Matrix…», analyse le cinéphile qui, depuis 2005, produit des « séries ». Sans rapport avec la télé, ces pièces pour piano et bande-son s'inscrivent dans un cycle sur les couleurs que le compositeur envisage de « poursuivre jusqu'à la fin de [sa] capacité de travail ». Noire, blanche, rouge, rose et bientôt « cendre » (création par Malgorzata Walentynowicz en décembre à Varsovie), les couleurs favoriseraient « la simplicité émotionnelle ». Le versant apaisé de l'éruptif Pierre Jodlowski.

Pierre Gervasoni
Le Monde - 9 juin 2022

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Pierre Jodlowski, de colères et de couleurs
Portrait par Pierre gervasoni