Mouvement - en ligne - février 2012

L’Oulipopéra de Pierre Jodlowski

Création de Jour 54 à Blagnac. 
Dans le cadre du cycle Présences vocales, initié par le collectif éOle, Odyssud, le Théâtre du Capitole et le Théâtre Garonne, a eu lieu vendredi 20 janvier à Blagnac la création de Jour 54, opéra détonant dont Pierre Jodlowski a puisé la matière dans 53 jours, le roman inachevé de Georges Perec.


Très inspiré par la littérature et plus encore par la langue, le compositeur Pierre Jodlowski s’est livré, il y a trois ans, à l’exercice périlleux d’écrire une œuvre musicale basée sur 53 jours, dernier roman inachevé de Georges Perec. Le résultat, un « opéra radiophonique » (dixit le compositeur) intitulé Jour 54, est presque aussi déconcertant que le manuscrit dont il s’inspire. Pierre Jodlowski persiste et signe aujourd’hui, en nous en livrant une version scénique, en collaboration avec l’artiste vidéaste Pierre Nouvel. « Je ne veux pas élucider quoi que ce soit. Je ne prétends ni donner une fin au roman, ni démêler les notes laissées par Georges Perec, dit Pierre Jodlowski. Je veux seulement mener le spectateur au cœur de ces carnets qui lui servaient de brouillons pour écrire, au travers de ce que j’y ai lu et entendu : la musique va ainsi par moments explorer des états de méditation et de drame, pour évoquer la vie de l’écrivain. »
 

Une œuvre polymorphe

Jour 54 s’apparente ainsi à une folle plongée dans l’atelier de l’écrivain, où l’on croise pêle-mêle délires et blessures intimes — ces blessures intimes dont Perec lui-même parsème inlassablement ses livres, et notamment celui-ci, le dernier, le seul où il aborde le genre du polar. Ce n’est donc ni simplement un opéra à l’intrigue définie, ni uniquement un reflet du livre inachevé de Perec, mais une œuvre polymorphe, inclassable, qui verse aussi bien dans le biographique que dans l’hommage, et frôle par instants la suggestion d’une narration — de loin en loin, on peut ainsi saisir quelques senteurs, quelques éclats de lumière, tombés du livre. En lisant le carnet par le prisme de la biographie, Jodlowski reste suspendu à mi-chemin entre les deux. Oscillant de l’un à l’autre, entre la biographie et le brouillon, on est au cœur du jeu, au cœur du complexe de l’écriture et du langage, qui constituent pour Perec comme une bouée de sauvetage, un exutoire psychanalytique. Jodlowski touche lui aussi ce complexe du doigt, de loin, avec tact et délicatesse, au travers de son mode d’écriture et son travail avec les musiciens, reflétant le goût de l’écrivain pour la contrainte et les inévitables entorses qui en font le sel.


Jouissif feu d’artifice


Jour 54 fait ainsi figure de palimpseste, mais un palimpseste qui serait aussi le révélateur du palimpseste que George Perec a lui-même laissé au fil des pages, au gré de son délire jubilatoire de mises en abyme et références intertextuelles. Passant du palpitant (certains passages orchestraux ont un petit goût Hitchcock/Bernard Herrmann, qui n’aurait certainement pas déplu à Perec) au poignant (quand le compositeur s’empare d’une page qui ne comprend que ces mots : l’usure, la mémoire, nostalgie, écrire, INDICES, lassitude, familles, cartes postales), l’écriture musicale offre comme un contrepoint à ce travail en creux, inlassable, de la langue. Certains exercices langagiers comme le célèbre « Un R est un M qui se P le L de la R » stendhalien, que Perec exploitait comme une « formule » à la manière du mathématicien ou du logicien, lui donnent, par leurs rythmes, les bases d’un groove, et c’est alors comme un feu d’artifice absolument jouissif, où la langue explose sous la pression du rythme, faisant jaillir en un geyser diffractant sens insaisissable et musicalité essentielle.
Donné en guise de final, ce feu d’artifice est un digne héritier des fabuleux ensembles vocaux qui concluent habituellement les actes de l’opéra classique. La seule réserve qu’on pourrait émettre à propos du tissu musical concernerait, à la rigueur, l’usage de trois langues (au lieu du seul français, le texte est aussi dit en anglais et en italien) : malgré l’excellence des comédiens (Manuela Agnesini, Jérôme Kirscher, Michael Lonsdale), cette diversité ne se justifie qu’à moitié, par la distance qu’elle induit entre le spectateur et le texte.

Côté scénographie, Pierre Nouvel reprend l’idée de palimpseste : le dispositif est un énorme livre ouvert, sur lequel il projette sa vidéo. D’une simplicité désarmante dans son esprit (des chiffres et des lettres noirs sur fond blanc) et d’une grande épure, la vidéo de Nouvel « remet en page » le texte de Perec, passé à la moulinette Jodlowski : un texte qui s’écrit, s’efface, se déroule, s’empile, trouble et noircit la page, se désorganise, tombe en miettes ou en flocons, à tout instant dynamite la lettre. Si l’on peut parfois regretter un certain systématisme — surtout en regard de l’inventivité constante de Jodlowski —, on ne peut qu’apprécier cet hommage presque mallarméen aux méandres de l’inspiration de Perec : le rythme de la page fait vivre le verbe.
Bref, ce Jour 54 augure bien du diptyque opératique dont Jodlowski a annoncé la préparation. Après avoir fourbi ses armes avec 53 jours, il est temps pour lui de s’attaquer à La Vie Mode d’Emploi…


La création de Jour 54 a eu lieu le 20 janvier au Petit Théâtre Saint-Exupère (Blagnac).

Crédits photo : Pierre Jodlowski

Jérémie SZPIRGLAS rédacteur
Les éditions du mouvement (www.mouvement.net)

Création de la version scénique de l'opéra radiophonique "Jour 54"