Réflexion sur la musique mixte

Le développement d’une écriture musicale basée sur le recours aux moyens électroacoustiques, définit un cadre singulier à la fois dans l’imaginaire et dans la réalisation concrète. Le catalogue que je développe depuis une quinzaine d’années est essentiellement axé sur cette catégorie musicale, que l’on nomme musique mixte et qui opère la rencontre entre l’écriture instrumentale et les moyens électroniques (traitement temps-réel, bandes sons, amplification). Au départ, le recours à l’électronique pourrait s’entendre assez simplement comme une extension du domaine instrumental, offrant à celui-ci la possibilité d’un prolongement spectral et d’un travail sur la mise en espace. Mais les ressources électroniques sont plus vastes qu’un simple prolongement de la pensée instrumentale ayant finalement elles aussi une histoire amorcée par la révolution électrique à partir des années 1950.

L’un des aspects essentiels réside dans l’usage du microphone et donc dans l’électrification du son instrumental. Un compositeur comme Lachenmann a libéré les instruments de leur usage en défrichant magistralement un univers étendu à tous les bruits possibles, frottements, souffles, grincements si bien qu’on a qualifié sa musique de « concrète instrumentale ». Mais cette démarche d’une écoute minutieuse du grain instrumental peut rester plus ou moins « utopique » dans sa dimension perceptive. Le recours au microphone, bien que jugé par certains comme antinomique même de la production sonore instrumentale, permet au contraire d’entrer encore plus dans la matière, dans la texture du son. L’évolution des techniques d’amplification permet aujourd’hui d’aller très loin dans cette approche qui change considérablement le rapport aux instruments dont l’énergie est ici revisitée grâce au microphone. Dans la plupart de mes œuvres je cherche à matérialiser une densité intérieure du son, précisément en ayant recours à l’amplification et en l’utilisant de manière précise en collaboration avec les interprètes. Cette pensée de l’amplification justifie d’autant plus l’usage d’objets, plaques, bois, papier, peaux… qui d’un statut anecdotique voire « exotique » (au sens plutôt péjoratif) trouvent grâce à l’écoute et l’amplification rapprochées une vrai raison d’être dans la texture musicale…

Du reste, le son électrisé va pouvoir entrer en collision et donc en dialectique avec des matériaux préenregistrés (bandes son) dans la mesure où, au moment du concert, le son instrumental est projeté par les mêmes sources que la matière électroacoustique. Stockhausen a montré dans de nombreuses œuvres que l’on pouvait écrire en profondeur une sorte de « trajectoire de l’amplification » en utilisant des filtres, des modulateurs et autres traitements. Le grain du son, comme le grain de la voix devient palpable sous les doigts de celui qui diffuse et un interprète supplémentaire entre en jeu, opérant le mixage en temps-réel des sources. Dans les musiques amplifiées, c’est un état de fait depuis plusieurs décennies ; dans un objectif de forte puissance ces musiques utilisent tacitement l’électricité, tout le mixage s’opérant via les hauts-parleurs.
Dans le domaine qui nous occupe, un lien très intéressant va subsister avec le niveau acoustique puisqu’il est rare que le son électrique, en musique contemporaine, recouvre complètement l’acoustique (contrairement donc au rock ou au jazz la plupart du temps). Et ce point de jonction entre les deux univers, acoustique et amplifié, est extrêmement riche comme point métaphorique de disparition visible de la source sonore. Il me semble ici que la dimension théâtrale de la musique mixte, en ce qu’elle met en présence des entités parfois nombreuses et invisibles, trouve l’un de ses plus singuliers effets : l’ambiguïté de la source. Cette ambiguïté pose en permanence la question de l’origine du son et donc de la place du corps en scène en regard de l’écoute active. Dans mon premier opéra, créé en février 2011, j’ai beaucoup utilisé cette dynamique pour l’écriture : concevoir des espaces sonores où les chanteurs étaient amplifiés et mélangés à leur propres voix, préalablement enregistrées et distordues comme des avatars, toujours en mouvement dans la salle. Au-delà de l’efficience spatiale, harmonique et des effets de masse, il en résulte parfois cette perte de repère chez l’auditeur qui ne s’attache plus à « pointer » le son du regard (sa source) mais le vit de l’intérieur, dans toute son évanescence.

Enfin, et cela est très caractéristique de mon travail, la mixité permet également de développer des champs de référence et des vecteurs qui s’adressent directement à la mémoire, par l’usage de sons évocateurs, culturellement signifiant et ce indépendamment de leur contexte immédiat. J’aime beaucoup, par exemple, enregistrer des textes, des bribes de mots, des sortes de fantômes vocaux qui « hantent » la musique d’une double présence : celle d’une humanité capturée par la machine (métaphore très contemporaine finalement !) et celle d’une sensation sémantique qui, même si elle nous échappe, finit par occuper, quelque part notre esprit, agissant à un degré inconscient ou émotionnel que l’on ne peut pas directement rattacher à la musique elle-même. Cette singularité a tout simplement comme enjeu de faire émerger du discours homogène et composé, des bribes, des traces, des porosités qui tissent la matière d’autres voies, sensibles.

Paru dans Revue et Corrigée #91 - 2012